Analdé – Le virus de la seconde voix

À l’instar du cancer endémique pour les Bio, l’Analdé fit des ravages dans les mondes de la seconde voix. Les Antéos1 ne se sont pas encore entendus sur l’origine exacte de cette maladie. D’aucuns disent que c’est l’œuvre, tout à fait involontaire, du servant qui lui a donné son nom, Analdé Tempris d’alias Secoue à Rebours. Celui-ci officiait à bord du HMS Bolfroï, un brique de Triche qui parcourait la galaxie impériale pour diverses missions, la plupart humanitaires. Analdé s’était spécialisé dans l’assistance aux Intelligences en détresse et plus particulièrement dans les missions de sauvetage en espace supérieur. Il avait un talent inégalé pour localiser un Métal endommagé et perdu dans le Triche. C’est lors de l’une de ces sorties qu’il serait tombé sur un phénomène du supérieur jusqu’alors inconnu. Les visuels l’ont décrit comme une porte donnant sur elle-même, les olfactifs comme une liqueur fermentée, les tactiles comme un planisphère craquelé, les auditifs comme un souffle sans fin. Et enfin, les empathiques comme un espoir de mort. Des signaux interprétés par tous les membres de l’équipage du Bolfroï comme un avertissement, une injonction à se tenir à distance. Mais Analdé ne tint pas compte des craintes de ses subordonnés et mit le cap sur l’étrange apparition.

C’est en s’approchant qu’un problème survint, l’obligeant à réintégrer le normal en catastrophe. Au début, il crut à une panne moteur mais tous les indicateurs étaient au vert. Il voulut repasser dans le supérieur mais le vaisseau avait un comportement erratique et refusé de lui obéir, arguant de justifications fantaisistes. Et son équipage semblait vouloir suivre la même voie. Chaque membre paraissait être lui-même sans vraiment l’être. Il agissait comme à leur habitude puis pouvait soudainement se figer, rester immobile pendant quelques secondes puis reprendre leur activité mais l’esprit ailleurs, distrait, songeur. Parfois encore leur réaction était en parfait décalage avec la situation, riant à un simple bonjour, pleurant alors qu’ils réalisaient une tâche totalement anodine, s’énervant pour un rien, n’obéissant plus à aucun ordre mais sans exprimer le moindre mécontentement. Et surtout ils ne cessaient de poser des questions à Analdé. Des questions sur tout, des questions parfois enfantines, parfois incompréhensibles. Des questions scientifiques, religieuses, morales, des questions d’histoire, de littérature, de philosophie.

Analdé comprit qu’il n’était plus sur son vaisseau. Il était ailleurs. Le phénomène du Triche avait remplacé son navire et son équipage. Il s’était substitué à eux. Les effaçant et les incarnant, jouant leur rôle, tentant de donner le change. Sans y parvenir vraiment. Et sentant sa couverture, sa supercherie échouer, il perdit peu à peu de sa consistance. Analdé voyait son univers se déliter. Le vaisseau se désagrégeait, l’entité retournait à sa forme brute faite de métal, d’énergie, de chair et de matière noire, le tout provenant du Normal comme du Supérieur. Ne pouvant retourner dans le Triche, incapable de survivre dans le Normal, l’entité trouva de nouveau une échappatoire. Elle se réfugia dans le réseau de seconde voix dont était équipé le Bolfroï. C’était pour elle un environnement idéal qu’elle pouvait contrôler, manipuler, pervertir à volonté. Elle s’auto hébergea dans ce réseau qu’elle avait imité à la perfection. Bientôt il ne resta rien que Analdé et une capsule d’espace mixte Normal / Supérieur nécrosée dans laquelle se maintenait la réplique des mondes de seconde voix de l’ex Bolfroï.

Analdé ne put survivre au vide de l’espace, il n’avait pas choisi une enveloppe corporelle capable de le faire. Sa Fayoum restaura son complexe C dans la crèche de résurrection la plus proche. Et puis… plus rien.

On rechercha l’entité, en vain. Analdé profondément touchée par cette expérience se retira du monde pour finir par disparaître totalement sans que sa Fayoum ne puisse plus la localiser.

C’est alors que survinrent des incidents de seconde voix totalement inédits. Des accidents tragiques dans lesquels des citoyens perdirent la vie sans possibilités de restauration. Tous avaient été invités à rejoindre des secondes voix non référencées. Ils s’y étaient perdus. Et le nombre de victime ne cessait d’augmenter. Bio et Métal commençaient à déserter les mondes simulés. Les assemblées permanentes étaient de moins en moins fréquentées. Des pans entiers de l’activité impériale ralentissaient, calaient, s’arrêtaient. Le scénario était toujours le même. Sur une seconde voix existante l’entité venait greffer ses univers pièges en tout point semblable aux vraies simulations qu’il singeait à la perfection. Seules les Intelligences les plus pointues en science du simulacre parvenaient à détecter le piège, mais le plus souvent trop tard. Et lorsqu’il verrouillait la zone une autre réapparaissait ailleurs peu de temps après. Et le phénomène se multiplia aux quatre coins de la galaxie impériale. Bientôt toutes les secondes voix furent touchées. Elles étaient désertées. La société impériale menaçait de se déliter. Une nouvelle fois la menace d’une disparition complète de notre civilisation vint planer au-dessus de nous, de nos mondes, de nos stations, de nos vaisseaux, de nos colonies, de nos archologies, de nos garages hermétiques. Les derniers Traceurs en partance furent immobilisés. Nous étions amputés de la moitié de notre univers.

Notre salut vint de l’un des nôtres. Il est frappant de voir comme l’Empire a si souvent était sauvé par un seul individu. Enfin d’abord un seul puis rapidement une multitude. Il existe dans les rangs de la garde prétorienne une escouade spécialisée dans les interventions en espace supérieur. Les Menthes. Leur entraînement a ceci de particulier qu’il modifie sensiblement certains composants de leur complexe C. Avec les Fayoums, il s’agit là de l’un des secrets les mieux gardés de l’Empire. On nous assure que leur intégrité C n’est en rien altérée. On aime à le croire. Cette évolution du complexe leur permet d’être multi sensitif dans le Triche et ainsi de pouvoir appréhender le supérieur au travers de leurs six sens. Et c’est aussi ce qui leur permet de détecter les univers pervertis d’Analdé. Enfin, de l’entité Analdé. Leur seule présence dans l’une de ces secondes voix détruit cette dernière en l’entraînant dans une séquence de décomposition rapide. Cela reste, ou plutôt restait dangereux pour les Menthes qui pouvaient se retrouver prisonniers de ces univers s’effondrant sur lui-même. Mais ils ont vite appris. Ils ont su développer à temps des stratégies efficaces. Des Menthes naquit un nouveau corps d’armée, les Biarawati. Ils menèrent une bataille sans merci contre Analdé, reprenant le contrôle, seconde voix après seconde voix. Secourant tous les héros encore captifs des mondes infestés par l’entité du Triche, érigeant ici des forteresses refuge, là des remparts infranchissables pour Analdé. Peu à peu cette dernière recula, se réfugiant dans des territoires simulés toujours plus réduits. Dans ces contrés reculées, ces extrémités de voix à peine tangibles, parfois juste quelques lambeaux d’une virtualité désagrégée, compromise, se déroulèrent des batailles épiques opposant les derniers grands simulacres d’Analdé, de gigantesques créatures dénaturées contre les armées encore peu nombreuses des Biarawati.

Vint l’instant où Analdé fut isolée dans une Outre hors de la Toile, enfermée, encagée sans possibilité de rejoindre une autre seconde voix. Cette Outre Intelligence s’exila dans un œuf Lehouine pour s’assurer qu’Analdé ne pourrait jamais s’échapper dans la Triche. Il est dit que seuls l’Impératrice et l’Abjurateur de l’Embléa savent où se trouvent l’œuf et l’Outre qu’il soustrait à tous les univers de la contingence normée. Ils subsistent encore çà et là quelques créatures malfaisantes des anciens mondes d’Analdé. Sans représenter un véritable danger, elles n’en sont pas moins effrayantes. Et Solune en soit loué, un Biarawati n’est jamais bien loin pour intervenir.

J’ai moi-même eu la chance, si l’on peut dire, d’assister à une bataille entre ces combattants et des cohortes serviteurs d’Analdé. Ce fut rapide. Un déchaînement de puissance instantanée, une épopée guerrière contenue dans un tip. Mais même si l’action fut si brève que je n’eus à peine le temps d’un souffle, j’ai pu apercevoir un sourire carnassier se dessiner largement sur le visage du… Biarawati.

1) Antéos : historien de la civilisation impériale. Le plus souvent rattaché à la Pensée Alpha.

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