JMIR, l’oublié

JMIR, l’oublié
JMIR, l’oublié (illustration MidJourney)

Il habite un Traceur et pourtant il n’a rien ou si peu. Il survit quelque part dans un logement modeste, exigu. On pourrait se croire partout ailleurs, mais certainement pas à bord de l’Abram Onéguïne. Et ce partout ailleurs, vous le chercherez longtemps. Il vous faudra sortir des sentiers battus.

Avant de m’intéresser à cette affaire, j’ignorais qu’il put y avoir des lieux à ce point oubliés sur un Traceur. Comme la plupart d’entre nous, j’avais entendu dire que les Traceurs connaissaient tout de leur corps-vaisseau. Qu’ils n’ignoraient aucune coursive, aucune tour, aucun pont, docks, sas. Qu’ils avaient conscience du moindre recoin de leur si grand corps pourtant aussi vaste qu’une planète.

C’est sans doute vrai dans les premières années de leur existence. Mais cette existence est longue et leur corps ne cesse de grandir. Et il arrive, même si cela reste rare, que certaines parties de leur infrastructure deviennent des zones insensibles, des lieux qu’ils ne voient plus, ne sentent plus et qu’ils oublient.

Le Bio dont je vous parle aujourd’hui habite l’un de ces lieux désappris. C’est un endroit mal éclairé, plutôt sal. Pas vraiment insalubre, mais si peu entretenu.

C’était lui-même un oublié du Traceur, mais sans l’être vraiment…

JMIR, d’alias Troll Tacquet a embarqué à bord comme technicien de continuité. Réveillé parmi les premiers, il s’est acquitté de sa mission du mieux qu’il put durant la période troublée de la grande crise Ԑ.

NB : pour ceux qui l’ignoreraient encore, la science de la continuité est sans doute la discipline la plus noble de l’école du maintien de vie.

En règle générale, les résidents responsables de la continuité à bord des Traceurs sont des idéalistes totalement dévoués à la survie Bio et Métal.

JMIR sacrifia chaque seconde de sa propre existence à cette tâche rendue impossible lorsque l’Ԑ vint à manquer si cruellement et durablement. Et lorsque les premières victimes des pannes à répétition arrivèrent, qu’il ne fut plus possible de protéger tout le monde, que des secteurs entiers durent être abandonnés, JMIR perdit pied. Aidé du Traceur et de sa Pensée, il s’en serait sorti. Il aurait surmonté l’épreuve et serait certainement devenu un architecte influant de l’écosystème de l’Abram.

Mais il fut l’acteur principal d’un drame comme il n’en arrive jamais sur un Traceur.

Pour être le plus précis possible je vais reprendre ici l’article réalisé par l’Intelligence Alim Biala d’alias Insoupçonnable Présence qui entreprit, lors des grandes pénuries, de couvrir certains des funestes événements dont nous fûmes les victimes et qui ont si durablement marqué notre histoire.

Voici ce qu’Alim nous raconte :


« Les équipes Clave de la sécurité de vie des ponts Arche et Rayon sont appelées pour une nouvelle urgence, secteur de l’Ondre, au sortir de l’estuaire de la Nive. L’une des plages côté mer a vraisemblablement été submergée pas un raz de marée. Le contrôle gravitationnel des flots a cédé faute d’approvisionnement en Ԑ des cloches d’inversion sous-marines qui gèrent la pesanteur sur l’ensemble de l’océan intérieur. Des habitations du bord de mer auraient été touchées.

L’équipe Clave intervient depuis plus de 30 cycles sans interruption. Les Bio et Métal ne tiennent plus que par l’assistance continue de leur sonde Farmer pour les uns et par les réserves énergétiques de fond pour les autres. L’utilisation des armures peau n’est plus possible. Plus assez d’Ԑ. En ce début de cycle encore une attachée du groupe du nom de Cora Alandrin d’alias Chimère à Poigne a dû être placée en stase dans une main médicale, sa sonde avait déclenché le protocole de mort imminente. Cora avait atteint les limites extrêmes de toutes ses forces.

C’est donc une équipe restreinte, composée de deux Bio et deux Métal qui part en AG de secours pour porter assistance aux éventuelles victimes de la catastrophe que nous venons d’évoquer.

Une fois sur place nous constatons que non seulement une vague a balayé le rivage sur plusieurs kilomètres mais que, en plus, la mer continue de « fuir » en trois grandes spirales d’eau qui s’élèvent du tumulte des flots en furie, serpentent pour grimper haut dans le ciel et finalement retomber sur la côte en un cataracte de pluie et de grêle.

Le groupe de sauveteurs se précipite vers la première demeure isolée qu’ils aperçoivent. C’est une villa nichée entre les dunes du front de mer. Son dôme énergétique s’allume et s’éteint à intervalles irréguliers provoquant à chaque apparition une violente détonation qui sature l’espace malgré le bruit infernal de la tempête. Nous entrons, profitant d’une nouvelle interruption de l’écran protecteur, nous franchissons le vestibule, passons les sas de téléportation, inspections les chambres du rez-de-chaussée, la salle de main, le bureau, l’observatoire… Rien. C’est dans l’enclos d’intimité que nous la trouvons. Une femme flotte dans 50 centimètres d’eau entourée de deux logimecs agonisants essayant vainement de maintenir sa tête à la surface. La main de la femme tient encore une racine qui émerge à ses côtés. Une branche de l’arbre Mater se tord lentement au centre de la pièce. Un œuf placenta crevé y est attaché. Il finit de se vider au-dessus d’une table sur laquelle gît un nourrisson à la peau blafarde et tuméfiée. Un des hommes de l’équipe rejoint en trois grandes enjambées le petit corps qui semble sans vie. Cet homme, Jmir d’alias Troll Tacquet est technicien de continuité. Faiseur de miracles, son inébranlable dévouement au vivant lui a déjà permis de sauver plus d’un désespéré. Il pose la main sur la nuque du bébé, les relais haptiques de ses doigts partent à la recherche d’un contact avec la sonde Farmer du nourrisson. Je me connecte moi-même au plot vertébral de Jmir pour lui porter assistance si le besoin s’en fait sentir.

Le contact avec la sonde se fait mais il est erratique. Jmir, en tant que technicien de la continuité a lui-même deux sondes Farmer. L’une d’elles est dédiée à l’assistance de ses congénères. Cette dernière effectue tant bien que mal un diagnostic de la situation. Il faut faire vite. La sonde de l’enfant n’a pas fini sa première éducation est aucune sauvegarde du Complexe C dont elle a la charge n’a encore été réalisé. Jmir intervient immédiatement et lance un protocole d’invasion du substrat cognitif de la sonde par les services d’appropriation de ses dispositifs d’assistance. L’objectif n’est ni plus ni moins que de prendre le contrôle de la sonde du nourrisson pour la forcer à émettre un avis de sauvegarde à l’adresse de son l’Intelligence maître.

Mais Jmir est si fatigué, si totalement épuisé qu’il faiblit. Il laisse échapper une très légère portion de son fluide de vie intérieure au moment de la prise de contrôle. Une toute petite quantité mais tout de même suffisante pour pervertir l’intégrité du Complexe C de l’enfant. L’intelligence du Garage Hermétique réagit immédiatement en mode défense totale et coupe, pour éviter toute intrusion potentielle, le lien avec sa sonde, abandonnant par là même l’enfant en lui interdisant toute possibilité de résurrection.

Jmir tient le bébé dans ses bras, il vient de le tuer et plus rien désormais n’est désormais possible pour plier le destin. L’histoire est scellée. »


Jmir se retira du monde. A l’époque il possédait un petit appartement au cent neuvième étage de l’archologie Jùan Kassel. Il y resta prostré en seconde vie non étagée, son complexe C en stase. Dans cet état un Bio peut s’emprisonner au cœur d’une boucle de pensée. Et Jmir de vivre sans fin l’agonie et la mort définitive de l’enfant qu’il n’a pas su sauver.

Dans une telle situation l’Intelligence Hermétique aidée de sa Sonde Farmer peut protéger l’Âme et la Conscience du poison néfaste qu’exhale la pensée répétée, martelée, assénée à grand renfort de mantras nocifs et hypnotiques. Mais n’oubliez pas que Jmir à deux sondes Farmer. Il s’est servi de la seconde pour entraver les actions protectrices de la première. Il a ainsi volontairement marqué son Complexe C d’un trait de ténèbres, d’un profond sillon de folie, de remords sans rédemption, de rancœur nauséabonde.

Il l’a fait consciemment, avec minutie et doigté. Une œuvre de génie s’il en est. Une œuvre malfaisante dont il est la seule victime. Une perfection masochiste pour créer un enfer personnel et perpétuel. Et son savoir faire fut tel qu’il officia au nez et à la barde du Naviguant et du Servant Solune qui ne se rendirent compte de rien. Certes, si ces deux-là n’avaient été à ce point accaparés par la crise Ԑ, ils seraient sans doute intervenus à temps. Mais tel ne fut pas le cas. Et quand au terme de trois jours de conditionnement mortel d’une autodestruction psychologiquement débilitante Jmir s’éveilla dans la Main, il se défit de tous ses vêtements, emprunta une multitude d’ascenseurs, escaliers, portes, passages, coursives, ruelles et sentiers pour descendre toujours plus profondément dans les fondations mêmes de l’archologie. Là il trouva un de ces lieux oubliés du Traceur et y entama une vie d’ermite dément maintenant sans cesse son existence sur le fil ténu d’une survie millimétrée dans un état de pseudo-agonie que seule l’action conjuguée de ses deux sondes Farmer peine à freiner. Et freiner pourquoi, pour donner à Jmir ce qu’il espère, une souffrance qu’il croit rédemptrice mais qui n’est rien d’autre que l’expression de sa folie débridée.

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